- DÉMOGRAPHIE HISTORIQUE
- DÉMOGRAPHIE HISTORIQUELa démographie historique constitue aujourd’hui un secteur de pointe de la recherche, tant chez les historiens que chez les démographes. Sans se confondre avec l’histoire des populations, elle a contribué à la renouveler presque entièrement.On sait que la démographie étudie les hommes sous l’aspect du nombre et de la durée; elle analyse la structure des populations, c’est-à-dire leur répartition par âge, sexe, état matrimonial et activité professionnelle; elle mesure leur fécondité, leur mortalité et leur nuptialité; elle élabore des tables et des perspectives qui permettent, jusqu’à un certain point, de prévoir l’avenir.La démographie historique se distingue non seulement par son objet (la population du passé) mais surtout par ses méthodes. En effet, elle ne dispose qu’exceptionnellement de matériaux statistiques fiables et bien élaborés; même pour le XIXe siècle, les recensements et les données concernant le mouvement de la population doivent être critiqués et rectifiés avant utilisation. La plupart du temps, l’historien démographe n’a pas de statistique du tout: il est alors obligé de tirer parti de sources «externes» qui n’ont pas été constituées dans un but scientifique: registres de catholicité, où les curés ont noté, depuis le XVIe siècle, baptêmes, mariages et sépultures; rôles d’impôts, établis par feux (ménages), contrats de mariage, inscriptions funéraires... Quant à la «paléodémographie» (démographie des populations sans documents écrits), elle en est réduite à travailler sur les ossements et les vestiges humains.Pour tirer de ces documents une connaissance satisfaisante des populations du passé, il faut recourir à des techniques très spéciales, fondées sur une analyse rigoureuse des données, avec le souci d’éviter les innombrables pièges qu’elles tendent à l’historien naïf: lacunes de l’enregistrement, erreurs de déclaration des âges, mauvaise représentativité des cas étudiés, biais statistiques, variations aléatoires, etc.La démographie historique ne peut toujours produire des tableaux analogues à ceux de la démographie contemporaine, ni même établir certains taux élémentaires (natalité, mortalité, etc.), car il faudrait connaître à la fois la structure et le mouvement de la population: l’historien démographe n’a cette chance que de façon exceptionnelle.Pourtant, ce «défi des sources» a été victorieusement relevé, et la recherche y a même trouvé son avantage; en effet, les statistiques contemporaines ne conviennent pas toujours aux exigences de l’analyse scientifique: produites par des instituts gouvernementaux, elles doivent rester comparables à celles qui les ont précédées, donc conformes à des modèles figés. Au contraire, les historiens démographes élaborent – au prix d’un énorme labeur – leurs propres statistiques, qui permettent une meilleure approche de la réalité. C’est ainsi qu’ils ont contribué à développer la microdémographie , fondée sur l’observation d’un certain nombre d’individus et de familles, et l’analyse longitudinale , où chaque événement est mesuré en fonction d’un événement précédent (par exemple, le remariage en fonction du veuvage), alors que la démographie traditionnelle reposait presque exclusivement sur l’analyse transversale (description d’une population à un moment donné).Les résultats obtenus intéressent surtout l’histoire sociale et celle des mentalités, mais, avec la constitution de banques de données et le développement du calcul électronique, de nouvelles perspectives se sont ouvertes, susceptibles d’intéresser la biologie et la génétique.Le développement de la démographie historiqueJusqu’au milieu du XXe siècle, les historiens ont à peu près ignoré les travaux des démographes, et réciproquement: les premiers ne s’intéressaient qu’aux effectifs et se réfugiaient souvent dans les facilités de l’hypercritique; les seconds s’étaient spécialisés dans l’élaboration de la statistique officielle.La situation s’est débloquée juste après la Seconde Guerre mondiale: les démographes ont alors commencé à s’intéresser à l’histoire et les historiens à la démographie. En France, Alfred Sauvy fonde l’Institut national d’études démographiques (I.N.E.D.) et la revue Population , qu’il ouvre largement aux autres sciences sociales. Louis Henry oriente ses recherches vers la fécondité et pose la question de savoir s’il a existé, dans le passé, un régime de fécondité naturelle. Du côté des historiens, Jean Meuvret, poursuivant une grande enquête sur l’histoire des prix, découvre, dans la région de Gien, une concordance certaine entre cherté et mortalité. Il amène ses disciples, en particulier Pierre Goubert, à se pencher sur cette «richesse en friche»: les registres paroissiaux.Dès 1952, ce dernier propose de réunir sur une seule fiche l’ensemble des renseignements relatifs à la constitution d’une famille: baptêmes, mariages et sépultures. La méthode est mise au point par L. Henry, avec l’aide de M. Fleury. Le manuel correspondant paraît en 1956; la première monographie villageoise (La Population de Crulai, paroisse normande ), en 1958. Deux ans plus tard, P. Goubert est le premier à dégager, dans le cadre du Beauvaisis, les caractères fondamentaux de l’Ancien Régime démographique. Marcel Reinhard, auteur de l’Histoire de la population mondiale de 1700 à 1948 , crée la Société de démographie historique en 1963, et elle aura bientôt sa revue spécialisée: les Annales de démographie historique .Alors les travaux s’accélèrent, et l’on doit renoncer à leur publication intégrale, d’autant plus que le choix des paroisses étudiées n’est pas toujours judicieux; les résultats ne ménagent plus guère de surprises; la plupart des études s’arrêtent à la Révolution, au moment même où apparaissent de nouveaux comportements. Enfin quelques doutes se manifestent sur la représentativité et la qualité des résultats. On accuse même la jeune discipline de souffrir déjà de maladies de vieillesse.Dans les années soixante-dix, la démographie historique trouve un second souffle: elle occupe une large place dans les grandes thèses d’histoire sociale (R. Baehrel, P. Deyon, A. Poitrineau, E. Le Roy-Ladurie, F. Lebrun, M. Garden, J.-C. Perrot, G. Cabourdin). Des chantiers sont ouverts (Vexin français, villes de Rouen et de Reims), de nouveaux terrains sont explorés et défrichés: la géographie historique du peuplement (J. Dupâquier), les migrations (A. Chatelain et J.-P. Poussou). L’I.N.E.D. mène à bien une vaste enquête par sondage sur l’évolution de la population française de 1670 à 1829. Les premiers résultats, parus en novembre 1975, révèlent que la France comptait au moins 24 600 000 habitants dès 1740, dans le cadre des frontières actuelles. Enfin, le laboratoire de démographie historique de l’École des hautes études en sciences sociales commence à publier des dictionnaires départementaux d’histoire administrative et démographique.À l’étranger, le principal centre d’activité est le groupe de Cambridge (P. Laslett, E. Wrigley, R. Schofield), qui a élaboré une nouvelle histoire de la population anglaise du XVIe au XIXe siècle. Au Canada, le département de démographie de l’université de Montréal a entrepris de «reconstituer» toutes les familles canadiennes françaises depuis le XVIIe siècle. À Salt Lake City, la Société généalogique des mormons travaille sur un programme plus vaste encore, avec l’aide de l’ordinateur. Sans prétendre citer tous les centres de recherches, on peut mentionner Princeton (A. J. Coale), Philadelphie (E. Van de Walle), Curitiba (A. Pilatti-Balhana), São Paulo (M. L. Marcilio), Liège (E. Hélin), Genève (A. Perrenoud), Florence (M. Livi Bacci et C. Corsini).Les techniquesLa technique fondamentale est celle de la reconstitution des familles . Elle consiste à réunir sur une «fiche de famille» tous les renseignements relatifs à l’histoire d’une union, tels qu’on peut les glaner dans les registres de catholicité ou d’état civil: formation et dissolution du couple, naissances, mariages et décès des enfants, etc. Par comparaison des dates, on peut alors calculer l’âge des époux au mariage, au veuvage et au décès; la durée du veuvage (en cas de remariage); l’âge de la mère à la naissance de chacun des enfants, ainsi que la durée du mariage, etc.On en tire les éléments constitutifs suivants:– intervalle entre mariage et première naissance (dont on déduit la fréquence des conceptions prénuptiales),– intervalles entre naissances dans les familles nombreuses (en distinguant les intervalles après décès de l’enfant précédent),– taux de fécondité légitime par groupes d’âges en fonction de l’âge de la femme au mariage,– taux de fécondité légitime en fonction de la durée de l’union et de l’âge au mariage,– descendance finale,– âge à la dernière maternité, etc.Ces analyses permettent de mesurer les comportements sociaux et même certains phénomènes biologiques. Toutefois, elles doivent être précédées d’une critique serrée et, si possible, de la correction des données brutes. Par exemple, grâce à la méthode dite de récupération des naissances perdues, on peut évaluer, pour chaque période, la proportion de naissances ayant échappé à l’observation.Les autres techniques de la démographie historique se répartissent en deux catégories: la correction des données (en particulier celles des dénombrements et recensements) et le calcul des quotients de mortalité, de nuptialité et de migration.L’effort a porté par la suite sur la standardisation et l’automatisation de ces opérations, avec recours au calcul électronique. Diverses équipes (Paris, Montréal, Florence, Cambridge, Salt Lake City) ont même entrepris avec plus ou moins de succès la reconstitution automatique des familles, la principale difficulté provenant des variations du prénom usuel, et aussi des fluctuations orthographiques. Toutes ces recherches permettent de gagner beaucoup de temps dans l’élaboration des données et d’être en mesure de traiter des ensembles beaucoup plus importants, d’affiner les analyses, de multiplier les interrogations, et surtout d’élargir le champ de la démographie historique en direction du biologique et du social.L’impact sur l’histoireDepuis le début du XXe siècle, certains historiens s’efforçaient d’introduire les mathématiques dans l’objet de leurs études. Sans prétendre faire de l’histoire une science exacte, ils s’attachaient à tout ce qui est mesurable (production, prix, etc.) et cherchaient à relier ces paramètres par des équations, à l’imitation de ce qui se fait en économie politique. Toutefois, ils n’avaient jamais réussi à construire de modèles, faute de pouvoir en contrôler toutes les entrées: beaucoup de facteurs, dont aucun n’est négligeable, leur échappaient fatalement.La démographie, au contraire, réduit l’étude à quelques grandeurs mesurables: nombre des hommes, âges, répartitions, intervalles. Pour elle, une population est un stock, avec un flux d’entrée (la natalité) et un flux de sortie (la mortalité). Sans doute, la natalité est-elle réglée, dans toutes les civilisations, par le phénomène social du mariage, mais celui-ci peut être analysé quantitativement, indépendamment de ses autres aspects. Ainsi, connaissant la structure par âges d’une population, ses lois de mortalité, de nuptialité et de fécondité, on peut prédire son avenir avec une certitude mathématique, à condition que cette population soit fermée (sans migrations) et stable (mortalité et natalité immuables).L’histoire sociale a été la première bénéficiaire du développement de la démographie historique: avec celle-ci, les classes populaires, qui n’avaient été étudiées que de manière très «impressionniste» et très abstraite, sont entrées dans l’histoire. Atteignant chaque groupe en proportion de son importance numérique, grâce au dépouillement des registres d’état civil, la démographie historique a donné enfin une image représentative de la société française, alors que les autres sources de l’histoire sociale privilégiaient les élites et quelques groupes spécifiques. On a ainsi découvert que les paysans français se mariaient tardivement, du moins au XVIIe et au XVIIIe siècle, que l’intervalle entre naissances dépassait généralement deux ans; que les naissances illégitimes étaient exceptionnelles; que les mariages ne produisaient que quatre ou cinq enfants en moyenne. Peu à peu sont apparus les rouages d’un système démographique autorégulateur, fondé sur le mariage tardif plutôt que sur le contrôle des naissances; ce système permettait à la population de combler ses pertes après toutes les grandes mortalités, sans dépasser un certain niveau, qui était lui-même fonction de l’organisation de la propriété et du travail plutôt que des possibilités techniques proprement dites.On cherche également à étendre la méthode de reconstitution des familles à toutes les sources de l’histoire sociale: rôles d’imposition, terriers, minutes notariales, archives judiciaires sont mis à contribution pour enrichir les fiches de famille. De cette étude «au microscope», on peut attendre un renouvellement complet de l’histoire sociale.D’autre part, sous l’impulsion de P. Laslett (Cambridge), l’intérêt s’est porté sur la structure des familles. On a d’abord démontré qu’en Europe occidentale, depuis le XVIe siècle au moins, la forme dominante était la famille nucléaire, mais de nombreuses exceptions sont apparues, en particulier dans les montagnes de l’Europe du Sud; il importe maintenant de connaître l’étendue de ces exceptions et d’en dégager la signification.Enfin, la démographie historique, en permettant de mesurer certains types de comportements, a contribué à revigorer l’histoire des mentalités et à lui donner des bases solides. Par exemple, grâce à l’étude du mouvement mensuel des mariages pendant la Révolution, on peut savoir si les fidèles ont spontanément respecté les interdits d’avent et de carême. De même, la faible proportion de naissances illégitimes et de conceptions prénuptiales dans la France de l’Ancien Régime prouve que les relations sexuelles hors mariage y restaient exceptionnelles. Enfin, l’étude de la fréquence des signatures a servi de base à une grande enquête sur les progrès de l’alphabétisation.Une question reste à trancher: celle de l’origine de la prévention des naissances qui a si lourdement pesé sur le destin politique de la France au XIXe et au XXe siècle. Il semble maintenant prouvé que, dès l’époque de Louis XIV, de nombreux couples pratiquaient un malthusianisme diffus, timide, se traduisant par l’espacement volontaire des naissances en fin d’union, et que ces pratiques s’étaient généralisées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mais c’est seulement vers 1797-1799 qu’intervient un changement radical de comportement, au moment où craque l’élan révolutionnaire, sans restauration véritable de l’ancien système de pensée et de morale. Par quels cheminements, territoriaux ou sociaux, s’est imposé le nouveau comportement, voilà ce qu’il importe maintenant de déterminer. Il s’agit d’un autre terrain de rencontre entre historiens démographes et historiens des mentalités.La démographie historique a franchi une étape décisive: elle a constitué ses techniques et sa méthode. D’autre part, elle a renouvelé la connaissance de la société rurale traditionnelle, en France et dans les pays voisins. Pourtant, bien des chantiers restent ouverts ou en attente: le XVIe siècle, le XIXe, le monde des villes, les autres aires culturelles (en particulier l’Europe méridionale et orientale). En outre, certains résultats sont difficiles à interpréter; de nouveaux problèmes se posent, qui ne pourront être résolus que par la collaboration des historiens démographes avec les statisticiens, les économistes, les sociologues, les biologistes et les généticiens.
Encyclopédie Universelle. 2012.